Internet : Progrès ou menace ?

Aube Richebourg, doctorante en sociologie et faisant une thèse sur l'Internet libre a répondu à nos questions.

Internet a d’abord été vu comme une révolution positive, un progrès.. De nos jours, il est de plus en plus associé à une menace (cyber harcèlement, hacking…) comment expliquez-vous cette évolution ?

Je pense déjà que cette évolution est un trompe-l’œil. En fait, au moment où internet s'est démocratisé, c'est-à-dire qu’il est entré dans les usages massivement, dans les années 1990, les politiques ne le percevaient pas du tout comme un progrès. Internet, c'était le repère des "pédonazis" dans l'imaginaire collectif, du Darknet, un endroit dangereux, donc.

Et puis dans les années 2000 on a commencé à massivement intégrer les moyens de communication liés à internet dans les usages ordinaires. Et, comme tout le monde - ou presque - s'y mettait, automatiquement c'est un moyen de communication qui a fait moins peur, qui est devenu familier. Surtout que pour beaucoup de ses usages, internet n'est autre qu'une manière de se faire parvenir du courrier sans passer par la poste ou de téléphoner sans payer une ligne téléphonique. Pas de quoi, donc, se faire du souci. De plus, de nombreux acteurs de l'économie ont investi dans l'évolution d'internet, en même temps qu'ils défendaient l'idée que cette technologie constituait un progrès. Ce que certains appellent le "messianisme technologique" est toujours très présent à l'heure actuelle dans la Silicon Valley, dont émane la croyance la plus radicale dans le progrès humain par le numérique.

C'est plutôt du côté des pouvoirs publics que les choses se sont corsées au sujet d'internet. On peut évoquer deux phénomènes. L'un, que je connais mal, est celui de la cybercriminalité : il remonte en réalité à la peur de l'espionnage et du sabotage, qui constituent un risque pour l'État en tant qu'il assure, parmi ses fonctions dites régaliennes, la sécurité de sa population. Internet est venu en quelque sorte déborder l'État dans les domaines qu'il avait l'habitude de pouvoir contrôler : le système des télécommunications.

Internet est, à l'origine, un système décentralisé, au contraire de l'État en France. Sans noyau, difficile d'identifier qui sont les émetteurs et les récepteurs. Et puis certains évènements d'ampleur ont mis de l'huile sur le feu : les attentats du 11 septembre ont été organisés en partie grâce à internet et les attentats du 13 novembre à Paris ont créé une équation internet=radicalisation=terrorisme. Ajoutons à cela quelques phénomènes ponctuels de leak de données ou de défaçage de sites web qui ont montré que la vulnérabilité des services informatiques de l'État était un problème public.

De la même manière, Internet a d’abord été considéré comme un outil éminemment collectif, de mise en relation globale et de démocratisation de l’accès à l’information. Aujourd’hui il semble être devenu à l’inverse un outil individualiste, de promotion et de revendication de sa singularité comment expliquez-vous ce changement ?

J'imagine que vous faites allusion à Wikipedia, ou à la façon dont internet a joué un rôle dans la communication des organisations altermondialistes et dans la démocratisation de l'accès à l'espace public. L'internet "collaboratif" continue cependant d’exister et s'organise, effectivement, autour de plusieurs idées : que chacun apporte sa pierre à l'édifice, que l'origine sociale et les diplômes du contributeur importent peu, que les individus s'effacent derrière un projet qui les dépassent. Un média comme « SensCritique » repose sur ce principe, de même que, finalement, tous les systèmes de notation de lieux et de services sur GoogleMaps par exemple.

Par ailleurs, beaucoup de personnes, je pense, vous diraient qu'internet est resté fondamentalement un outil collectif. Quand on parle de plateforme (pour à peu près n'importe quoi dorénavant), ça ne veut rien dire d'autre que l'organisation de la rencontre de différents groupes d'individus, aux intérêts différents mais néanmoins convergents. Encore aujourd'hui, il me semble qu'on parle de "communauté" pour désigner l'ensemble des followers d'un profil en ligne.

Mais pour répondre à la question, je pense que l’individualisation des usages du web, là encore, remonte à ses débuts : c’était assez fascinant pour beaucoup de personnes dès le départ d’avoir sa propre vitrine, son propre blog, puis son propre profil. Au gré des sites en vogue (MySpace, Skyblog, Facebook, Instagram etc.) ça n’a pas radicalement changé : on veut se montrer sous son meilleur jour. Mais ça n’est en réalité pas tout à fait vrai.

En fait, les stratégies de présence en ligne sont beaucoup plus diverses qu’on ne le croit, en fonction de ce qu’on vient y faire mais aussi du type d’outil utilisé.

Un sociologue, Dominique Cardon, a théorisé les différentes présences en ligne et je pense que sa typologie est toujours d’actualité. Sur une app de rencontre par exemple on se singularise, selon lui, sur le mode du « paravent » : on n’a pas beaucoup de liberté pour dire « qui » on est parce qu’on est soumis à des critères qui se veulent objectifs (genre, orientation sexuelle, opinion politique etc.), ne serait-ce que pour établir, de façon algorithmique, le match. Au contraire, si votre métier c’est d’être influenceuse sur Youtube, alors vous allez vous singulariser sur le mode du « phare » : vous allez délibérément chercher à ce qu’on ne voit que vous, en insistant sur vos traits de personnalité, vos goûts, vos réalisations etc.

Comme c’est finalement ça qui mobilise le plus de clics, je pense qu’il y a aussi tout simplement une incitation des plateformes dites de réseaux sociaux à faire que les individus se dévoilent le plus possible pour « faire réagir ». Souvenons-nous de cette petite phrase qui nous accueillait à chaque connexion sur son profil Facebook : « what do you think ? ».

Vous travaillez sur l’Internet libre : quel modèle alternatif cela défend-il exactement ? Pourquoi le militantisme Internet, comme d’autres d’ailleurs, n’a-t-il pas pris largement ?

Du côté de l’internet alternatif, qui s’organise sur un mode associatif, c’est une tout autre affaire. Les bénévoles qui s’investissent dans ces associations voudraient qu’internet ne soit pas complètement colonisé par les intérêts commerciaux et sont très remontés contre le modèle économique qui préside au fonctionnement des réseaux sociaux : l’exploitation des données personnelles à des fins publicitaires. Si on veut, c’est l’anti Silicon Valley. Il y aussi, parfois, une dimension écologique dans ce mouvement qui consiste à plaider pour un internet, disons, plus raisonnable d’un point de vue énergétique. Enfin, une dimension importante de ce mouvement, animé par des informaticiens dans l’immense majorité, est de rendre à tous les usagers d’internet la maîtrise de l’outil.

Au départ, internet a été conçu par des informaticiens pour des informaticiens, c’est-à-dire qu’ils avaient la capacité technique d’avoir leurs propres services hébergés chez eux. Il faut s’imaginer avoir sa propre adresse mail, son propre espace de stockage, son propre modem. Aujourd’hui, l’adresse mail est souvent fournie par Google, l’espace de stockage par Apple, OVH ou Google, sa ligne par Orange, Free etc., son profil en ligne est hébergé par Meta, ByteDance etc. Techniquement, c’est légal, il est possible que chaque individu ait la main sur l’ensemble de ces services qu’on appelle « internet ». Mais cela nécessite des compétences techniques le plus souvent hors de portée. Je pense que c’est une des raisons pour lesquelles ce militantisme a peine à se faire entendre. Par ailleurs, il mobilise vraiment très peu de personnes et ces dernières ont des profils qu’on retrouve assez peu dans la population, notamment du fait que beaucoup étaient présents au tout début d’internet en Europe, soit au tournant des années 1990.

Votre thèse établit une comparaison entre la France et l’Allemagne sur le sujet. Quels sont les principaux enseignements de cette comparaison ?

C’est une question qui me hante (rires). Non, je dirais que le principal enseignement c’est qu’internet est loin d’être un phénomène par nature international dont les effets seraient les mêmes quel que soit le contexte d’où on l’observe. Une des raisons pour lesquelles on a tant de mal à comprendre ce qui s’y passe, c’est qu’on importe parfois de manière sauvage des résultats d’enquêtes qui se sont déroulées aux Etats-Unis en les appliquant à des contextes nationaux radicalement différents.

Internet en France a été très ralenti au départ par les réticences extrêmes de la part des politiques.

C’est ce qui explique que les ambitions « disruptives » d’ Emmanuel Macron aient choqué ou séduit une partie de la classe politique, et de la population, en 2017. En Allemagne, l’histoire est marquée par le nazisme et la Stasi : une très grande partie de la classe politique est extrêmement réticente à l’idée de donner le pouvoir à l’État de réguler internet par exemple. Mais l’Allemagne, c’est aussi des cultures locales très fortes comme à Berlin où l’ambiance contre-culturelle et autonome, consécutive à la chute du Mur, a accueilli avec enthousiasme ce média sans centre, qu’on pouvait opérer pour soi ou pour des communautés auto-organisées. Tout cela explique que le mouvement pour l’internet libre soit beaucoup plus représenté en Allemagne qu’en France.

Pourquoi avez-vous choisi ce thème de recherche ? Quel est votre usage d’Internet personnellement ?

Un peu par hasard. Je voulais un sujet de thèse qui m’intéresse pendant plusieurs années et comme je n’y comprenais rien au début, il m’a semblé que c’était un bon choix. Mon terrain d’enquête a clairement déteint sur moi : après avoir commencé, j’ai rapidement quitté les réseaux sociaux, avec lesquels j’étais déjà mal à l’aise, et je recours le plus possible à des outils « libres », c’est-à-dire opérés par des communautés de développeurs qui ne revendent pas les données personnelles. Mais entre-temps j’ai calmé mes ardeurs de prosélyte et j’utilise à nouveau des outils que j’avais cherché à éliminer, en revanche je ne suis jamais retournée « sur les réseaux » et ne l’ai jamais regretté.